C’est vous, Tariq Ramadan, qui aviez provoqué la rencontre avec Edgar Morin. Pourquoi avoir choisi de vous entretenir avec lui?
Tariq Ramadan : Ce n’est pas le premier livre de dialogue, j’en ai déjà fait quatre. J’ai même eu un projet de dialogue avec Albert Jacquard [généticien de renom décédé en septembre 2013, ndlr]. Edgar Morin, c’est quelqu’un que je lis et que j’avais voulu rencontrer depuis longtemps. Son livre La Voie (Éd. Fayard, 2011) était pour moi un livre plein d’espérance, d’utopie et, en même temps, de pensée qui était très proche de ce que je défendais toujours et dans lequel je retrouvais le philosophe de la complexité. Au-delà du penseur, j’ai rencontré l’homme, celui que j’appelle le frère en humanité.
Edgar Morin, que connaissiez-vous de Tariq Ramadan? Quelles idées reçues aviez-vous eues à son propos et que vous auriez balayées au fil de votre rencontre ?
Edgar Morin : Je connaissais de nom Tariq Ramadan. Je connaissais des paroles tendant à le disqualifier. Au contraire, cela m’encourageait parce que je n’aime pas qu’on fasse des attaques personnelles avec des bouts de citations tronquées. Je me disais qu’on sera peut-être deux personnes opposées : lui, de son point de vue religieux ; et moi, de mon point de vue non croyant. Et on a trouvé qu’on se comprenait bien. Nous avons voulu entrer dans les grandes questions de notre temps et je crois que si toutes les personnes de bonne volonté – hommes, femmes, de quelque nation ou religion – sont conscientes de cela, elles peuvent s’unir. C’est avec l’union des bonnes volontés qu’on pourra sauver le monde.
Edgar Morin, à l’heure où l’on observe une montée de l’extrême droite en France et en Europe, qu’est-ce que le résistant en vous dit de ce phénomène?
Edgar Morin : Quand on est résistant, on n’est pas sûr de réussir. Il ne suffit pas de dénoncer les gens en les traitant de populistes, de fascistes, il faut d’abord essayer de comprendre pourquoi ils en sont arrivés là. Pourquoi dans une situation de crise, d’angoisse et pas seulement de crise économique mais de crise de civilisations, on aboutit à des comportements régressifs. Je dirai qu’un vichysme presque rampant arrive, avec l’idée que les Français doivent faire attention à tous ceux qui sont immigrés, qui ont acquis la nationalité... Contre cela, il faut être conscient. Contre cela, il faut faire des analyses. Contre cela, il faut faire une critique. On est dans un moment difficile parce que les forces de résistance ne sont pas assez conscientes et grandes et qu’il y a une sorte de somnambulisme. Alors, il faut nous recomposer, nous unir : sinon, on va vers un désastre.
Vous apportez tous deux des critiques au modèle démocratique actuel − à l’aune de deux facteurs : le pouvoir économique et le pouvoir médiatique – ainsi qu’une critique du capitalisme. Quelles alternatives posez-vous?
Tariq Ramadan : On peut et on doit être dans la critique du capitalisme et du néolibéralisme parce que ce sont des contrées du monde qui sont dévastées : en Amérique du Nord, en Afrique, en Asie, c’est la réalité… Et le chômage en Occident... Ce que l’on dénonce également dans le livre : la fragmentation des sciences, le manque de vision des politiques... Avons-nous une alternative? Il n’y a pas, aujourd’hui, dans la pensée musulmane une pensée économique alternative : on ne veut pas de spéculation, on ne veut pas de taux d’intérêt mais on ne propose rien, on est souvent en train d’islamiser les moyens mais pas du tout de questionner les fins. Il faut une pensée beaucoup plus profonde : que la conscience musulmane, qui part de son point de référence, puisse trouver dans des consciences différentes, qui soient agnostiques ou laïques, d’autres traditions, d’autres univers de référence, des vrais questionnements. C’est là où l’on devrait avoir cet échange éthique. Nous n’aurons pas de solutions qui ne viendront que d’un univers de référence. Nous ne parvenons pas à nouer des alliances transversales. On doit se poser la question de notre responsabilité : à nous d’établir des ponts et de travailler ensemble. Cela manque et c’est aussi un des objectifs du livre.
Comment le CILE vient-il contribuer à ce débat, notamment sur la question économique ?
Tariq Ramadan : Tout le travail que je mène sur l’éthique musulmane et la législation, c’est d’énoncer deux choses. D’abord, faire se rencontrer les univers scientifiques : les savants du texte et les spécialistes du contexte. Je dis qu’il y a une éthique islamique qui questionne les réalités économiques. C’est la double transversalité entre les savants des différents domaines : la transdisciplinarité, dont nous avons besoin, et la transculturalité, le fait d’écouter d’autres voix. La victoire de ceux qui dominent et qui oppriment, c’est toujours de diviser ceux qui leur résistent ; et la faiblesse de ceux qui résistent, c’est toujours de penser qu’ils sont le seul point de vue juste de la résistance. Ensuite, tout mon travail, mes cinq livres de dialogue que j’ai pu faire dans ma vie avec des auteurs chrétiens, des agnostiques, des athées, c’est toujours cette idée qu’il faut une véritable ouverture intellectuelle, ce qu’Edgar Morin appelle la raison ouverte.
L’éthique est au centre de votre réflexion. Comment valoriser une meilleure contribution de l’éthique ?
Edgar Morin : Il faut comprendre qu’il y a deux sources de l’éthique qui existent dans l’humanité depuis la Préhistoire : la solidarité et la responsabilité qui sont, dans le fond, inséparables parce que si vous êtes solidaires, vous êtes aussi responsables. Aujourd’hui, non seulement nous devons sauvegarder l’éthique de la solidarité et de la responsabilité qui sont terriblement dégradées, mais il faut aussi ressusciter les fraternités, les communautés mais de façon ouverte, parce que nous nous rendons compte que nous sommes dépendants d’une planète qui subit des menaces terrifiantes comme la dégradation de la biosphère, la multiplication des armes nucléaires... Il faut aussi une solidarité humaine et il n’y a pas de contradiction entre cette solidarité et la solidarité à l’égard de notre famille, de notre pays, de notre foi si on est religieux… Pour moi, la résurrection de l’éthique, c’est la résurrection de la responsabilité et de la solidarité.
BIO EXPRESS
D’ascendance juive se revendiquant athée,
Edgar Morin, né Edgar Nahoum, est directeur de recherche émérite au CNRS et docteur honoris causa de plus de 14 universités. Engagé dans la résistance pendant l’occupation nazie, il se positionne contre la colonisation française et en particulier contre la guerre d’Algérie. Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, il est le père de la pensée complexe. Professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni),
Tariq Ramadan est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a cosigné en mars dernier un livre d’entretien avec Edgar Morin Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014). D’une rencontre présupposée inattendue entre un amoureux d’Allah et un agnostique est née une amitié entre ces deux penseurs qui marquent le monde contemporain de leur contribution.
D’ascendance juive se revendiquant athée,
Edgar Morin, né Edgar Nahoum, est directeur de recherche émérite au CNRS et docteur honoris causa de plus de 14 universités. Engagé dans la résistance pendant l’occupation nazie, il se positionne contre la colonisation française et en particulier contre la guerre d’Algérie. Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, il est le père de la pensée complexe. Professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni),
Tariq Ramadan est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a cosigné en mars dernier un livre d’entretien avec Edgar Morin Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014). D’une rencontre présupposée inattendue entre un amoureux d’Allah et un agnostique est née une amitié entre ces deux penseurs qui marquent le monde contemporain de leur contribution.