Connectez-vous S'inscrire
Salamnews

Tariq Ramadan et Edgar Morin «Pour ressusciter l’éthique, ressuscitons la solidarité»

Interview croisée



Les religions, les sciences, les arts, l’éducation, la démocratie, la Palestine… le tout avec pour fil conducteur l’éthique. L’ouvrage Au péril des idées est un dialogue d’une rare intensité entre Edgar Morin, 92 ans, le penseur de la complexité, et Tariq Ramadan, 51 ans, l’intellectuel réformateur.



C’est vous, Tariq Ramadan, qui aviez provoqué la rencontre avec Edgar Morin. Pourquoi avoir choisi de vous entretenir avec lui?

Tariq Ramadan : Ce n’est pas le premier livre de dialogue, j’en ai déjà fait quatre. J’ai même eu un projet de dialogue avec Albert Jacquard [généticien de renom décédé en septembre 2013, ndlr]. Edgar Morin, c’est quelqu’un que je lis et que j’avais voulu rencontrer depuis longtemps. Son livre La Voie (Éd. Fayard, 2011) était pour moi un livre plein d’espérance, d’utopie et, en même temps, de pensée qui était très proche de ce que je défendais toujours et dans lequel je retrouvais le philosophe de la complexité. Au-delà du penseur, j’ai rencontré l’homme, celui que j’appelle le frère en humanité.

Edgar Morin, que connaissiez-vous de Tariq Ramadan? Quelles idées reçues aviez-vous eues à son propos et que vous auriez balayées au fil de votre rencontre ?

Edgar Morin : Je connaissais de nom  Tariq Ramadan. Je connaissais des paroles tendant à le disqualifier. Au contraire, cela m’encourageait parce que je n’aime pas qu’on fasse des attaques personnelles avec des bouts de citations tronquées. Je me disais qu’on sera peut-être deux personnes opposées : lui, de son point de vue religieux ; et moi, de mon point de vue non croyant. Et on a trouvé qu’on se comprenait bien. Nous avons voulu entrer dans les grandes questions de notre temps et je crois que si toutes les personnes de bonne volonté – hommes, femmes, de quelque nation ou religion – sont conscientes de cela, elles peuvent s’unir. C’est avec l’union des bonnes volontés qu’on pourra sauver le monde.

Edgar Morin, à l’heure où l’on observe une montée de l’extrême droite en France et en Europe, qu’est-ce que le résistant en vous dit de ce phénomène?

Edgar Morin : Quand on est résistant, on n’est pas sûr de réussir. Il ne suffit pas de dénoncer les gens en les traitant de populistes, de fascistes, il faut d’abord essayer de comprendre pourquoi ils en sont arrivés là. Pourquoi dans une situation de crise, d’angoisse et pas seulement de crise économique mais de crise de civilisations, on aboutit à des comportements régressifs. Je dirai qu’un vichysme presque rampant arrive, avec l’idée que les Français doivent faire attention à tous ceux qui sont immigrés, qui ont acquis la nationalité... Contre cela, il faut être conscient. Contre cela, il faut faire des analyses. Contre cela, il faut faire une critique. On est dans un moment difficile parce que les forces de résistance ne sont pas assez conscientes et grandes et qu’il y a une sorte de somnambulisme. Alors, il faut nous recomposer, nous unir : sinon, on va vers un désastre.

Vous apportez tous deux des critiques au modèle démocratique actuel − à l’aune de deux facteurs : le pouvoir économique et le pouvoir médiatique – ainsi qu’une critique du capitalisme. Quelles alternatives posez-vous?

Tariq Ramadan : On peut et on doit être dans la critique du capitalisme et du néolibéralisme parce que ce sont des contrées du monde qui sont dévastées : en Amérique du Nord, en Afrique, en Asie, c’est la réalité… Et le chômage en Occident... Ce que l’on dénonce également dans le livre : la fragmentation des sciences, le manque de vision des politiques... Avons-nous une alternative? Il n’y a pas, aujourd’hui, dans la pensée musulmane une pensée économique alternative : on ne veut pas de spéculation, on ne veut pas de taux d’intérêt mais on ne propose rien, on est souvent en train d’islamiser les moyens mais pas du tout de questionner les fins. Il faut une pensée beaucoup plus profonde : que la conscience musulmane, qui part de son point de référence, puisse trouver dans des consciences différentes, qui soient agnostiques ou laïques, d’autres traditions, d’autres univers de référence, des vrais questionnements. C’est là où l’on devrait avoir cet échange éthique. Nous n’aurons pas de solutions qui ne viendront que d’un univers de référence. Nous ne parvenons pas à nouer des alliances transversales. On doit se poser la question de notre responsabilité : à nous d’établir des ponts et de travailler ensemble. Cela manque et c’est aussi un des objectifs du livre. 

Comment le CILE vient-il contribuer à ce débat, notamment sur la question économique ?

Tariq Ramadan : Tout le travail que je mène sur l’éthique musulmane et la législation, c’est d’énoncer deux choses. D’abord, faire se rencontrer les univers scientifiques : les savants du texte et les spécialistes du contexte. Je dis qu’il y a une éthique islamique qui questionne les réalités économiques. C’est la double transversalité entre les savants des différents domaines : la transdisciplinarité, dont nous avons besoin, et la transculturalité, le fait d’écouter d’autres voix. La victoire de ceux qui dominent et qui oppriment, c’est toujours de diviser ceux qui leur résistent ; et la faiblesse de ceux qui résistent, c’est toujours de penser qu’ils sont le seul point de vue juste de la résistance. Ensuite, tout mon travail, mes cinq livres de dialogue que j’ai pu faire dans ma vie avec des auteurs chrétiens, des agnostiques, des athées, c’est toujours cette idée qu’il faut une véritable ouverture intellectuelle, ce qu’Edgar Morin appelle la raison ouverte.

L’éthique est au centre de votre réflexion. Comment valoriser une meilleure contribution de l’éthique ?

Edgar Morin : Il faut comprendre qu’il y a deux sources de l’éthique qui existent dans l’humanité depuis la Préhistoire : la solidarité et la responsabilité qui sont, dans le fond, inséparables parce que si vous êtes solidaires, vous êtes aussi responsables. Aujourd’hui, non seulement nous devons sauvegarder l’éthique de la solidarité et de la responsabilité qui sont terriblement dégradées, mais il faut aussi ressusciter les fraternités, les communautés mais de façon ouverte, parce que nous nous rendons compte que nous sommes dépendants d’une planète qui subit des menaces terrifiantes comme la dégradation de la biosphère, la multiplication des armes nucléaires... Il faut aussi une solidarité humaine et il n’y a pas de contradiction entre cette solidarité et la solidarité à l’égard de notre famille, de notre pays, de notre foi si on est religieux… Pour moi, la résurrection de l’éthique, c’est la résurrection de la responsabilité et de la solidarité.

BIO EXPRESS
D’ascendance juive se revendiquant athée,
Edgar Morin, né Edgar Nahoum, est directeur de recherche émérite au CNRS et docteur honoris causa de plus de 14 universités. Engagé dans la résistance pendant l’occupation nazie, il se positionne contre la colonisation française et en particulier contre la guerre d’Algérie. Auteur d’une soixantaine d’ouvrages, il est le père de la pensée complexe. Professeur d’études islamiques contemporaines à l’université d’Oxford (Royaume-Uni),
Tariq Ramadan est également directeur du Centre de recherche sur la législation et l’éthique islamiques (CILE), à Doha (Qatar). Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a cosigné en mars dernier un livre d’entretien avec Edgar Morin Au péril des idées (Presses du Châtelet, 2014). D’une rencontre présupposée inattendue entre un amoureux d’Allah et un agnostique est née une amitié entre ces deux penseurs qui marquent le monde contemporain de leur contribution.

Propos recueillis par Hanan Ben Rhouma le Vendredi 1 Août 2014

Edito | Tête d'affiche | Une Ville, une mosquée | Beauté | Business | Sport | De vous à nous





Edito

La double onde de choc

Mohammed Colin - 23/10/2023
Au moment où nous mettons sous presse ce numéro dont le dossier, décidé il y a plusieurs semaines, porte sur le dialogue interreligieux à l’occasion des 50 ans du Service national pour les relations avec les musulmans (SNRM) de l’Eglise catholique, nous avons été heurtés au plus profond de nous-mêmes par la barbarie qui s’est abattue sur des civils israéliens et celle qui est ensuite tombée sur les civils palestiniens. Et il y a cette angoisse que le pire n’est toujours pas encore arrivé. Quand le sang d’enfants coule, à défaut de pouvoir sauver ces vies, nous nous devons de condamner ces actes abjects par tout ce qu’il y a en nous d’humanité. Ce nouvel épisode tragique nous rappelle tristement que le conflit dure depuis plus de 75 ans. La solution est résolument politique et le statu-quo mortifère auquel la communauté internationale s’est accommodée est intenable. Toutes les énergies doivent s’orienter vers la mise en oeuvre d’une paix juste et durable dans la région. Ébranlé par l’onde de choc de la tragédie du Moyen-Orient, comme si cela n’était pas suffisant, voilà qu’une nouvelle fois encore, le terrorisme sévit au sein de notre école, enceinte républicaine symbolisant l’avenir de notre nation. Hier Samuel Paty, aujourd’hui Dominique Bernard. Il est toujours insupportable de voir, au nom de la deuxième religion de France, qu’on assassine nos concitoyens, tue nos enseignants. Pire encore, de voir l’effet toxique à long terme sur notre tissu social si nous ne faisons pas preuve de résilience. En effet, il faut accepter qu’en démocratie, le risque zéro à propos d’attentats ne puisse exister sans remettre en cause l’État de droit. De même, il est illusoire de vouloir supprimer les divisions internes de notre société, de taire ses conflictualités aussi exacerbées soient-elles, car c’est le principe même de la démocratie. Pour être résiliant, nous devons apprendre à les assumer.