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Mohammed Arkoun: La pensée libératrice en acte



Le pionnier d’une islamologie contemporaine critique vient de nous quitter. Le Professeur Mohammed Arkoun a rendu son dernier souffle le 14 septembre, à Paris, où il vivait depuis plus de cinquante ans. Tous ceux qui l’ont connu et aimé savent que son départ brutal constitue une grande perte.


© AFP
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Penseur majeur de notre temps, Mohammed Arkoun, trop souvent incompris, dont l’ensemble de l’oeuvre reste à découvrir, fut un passeur infatigable, entre peuples, cultures et religions.  Tout son travail a été de penser l’islam en tant que système culturel et religieux. De mettre au jour « l’impensé » et « l’impensable ». De combattre « les ignorances institutionnellement organisées », et de dénoncer l’instrumentalisation de la religion par ceux – États et fondamentalistes – qui en font un outil de pouvoir et de domination des peuples. Pour lui, un fossé profond et, semble-t-il, irréversible s’est creusé entre ce que les musulmans appellent « Parole de Dieu » et le discours actuel de l’islam. Partout, c’est le mot-valise « islam » qui est convoqué. Mais les musulmans oublient souvent qu’en disant « islam » ils désignent les constructions théologiques, juridiques, mystiques et autres élaborées par les hommes après l’installation de l’islam comme instance de référence. Constatant que les religions ont joué un rôle prépondérant dans le développement et le contrôle épistémologique des cultures, Mohammed Arkoun estimait qu’elles devaient être soumises à une enquête « déconstructive », puisant dans toutes les sciences humaines aujourd’hui disponibles.

Déconstruire pour mettre au jour l’impensé et l’impensable

Le penseur franco-algérien a ainsi mené une oeuvre de « déconstruction » de tout ce qui a été sacralisé depuis des siècles. Ce faisant, il a pris à contrepied l’esprit apologétique qui domine les discours des musulmans sur leur culture et sur leur religion. Il s’est également montré sévère à l’égard de l’islamologie
classique, dont il contestait l’approche « descriptiviste ». Un abord qui, selon lui, ne tient pas compte des systèmes de pensée sous-jacents à toutes les productions de la Tradition musulmane, et qui laisse un champ de ruines aux croyants. Selon Mohammed Arkoun, il faut étudier l’histoire comme une  anthropologie du passé, et pas seulement comme un compte rendu narratif factuel.
Mais l’entreprise de ce grand islamologue et philosophe ne s’est pas limitée au religieux. Elle n’a eu de cesse d’interroger tous les systèmes de production de sens, qu’ils soient religieux ou non, qu’ils relèvent ou pas de la modernité. Car si la pensée laïque s’autorise à convoquer les religions devant sa Cour suprême, il est philosophiquement juste et nécessaire de convoquer la laïcité devant l’instance du fait religieux. Celui-ci ne peut se voir dénier le droit de  demander à la raison laïque – souveraine intellectuellement, politiquement et juridiquement – de s’expliquer sur sa politique à l’égard de l’instance religieuse comme lieu de  production de l’existence humaine.


Transgresser, déplacer, dépasser

La geste arkounienne repose sur trois opérations : transgresser, déplacer, dépasser. Transgresser les savoirs légués par toutes les orthodoxies, quelle que soit la souveraineté dont elles se réclament. Déplacer les questionnements anciens vers des espaces d’intelligibilité plus englobants et plus pertinents. Dépasser les cadres et les outils de pensée scolastiques, les connaissances fausses et les systèmes de pensée obsolètes. Pour ce qui est de l’islam, faire oeuvre de transgression, c’est sortir celui- ci de son cadre étroitement religieux, l’ouvrir à la philosophie et aux sciences humaines et sociales, l’interpréter par le biais
d’autres sciences que celles qui sont retenues par la tradition religieuse. 
Ainsi seulement devient-il possible de déplacer l’islam de son socle et de ses assurances vers une anthropologie plus large, afin de mieux le comprendre, de mieux le connaître, de mieux pouvoir expliquer ses évolutions. 

Un humaniste pour notre temps

Pour Mohammed Arkoun, il importait de mettre au jour les présupposés structuraux de la « raison coranique », ce qui passait inévitablement par ce processus de subversion. Son ambition aura été de décrypter le « discours » coranique, de lire les procédures d’écriture non visibles. Une dimension qui ne s’identifie pas au texte des sourates que nous avons sous les yeux et que nous récitons, encore moins au discours, qui se veut clair et transparent, de la Tradition.
Une des transgressions que Mohammed Arkoun estimait nécessaire et urgente, résidait dans la reprise de la question de la prophétie léguée par ce qu’il considérait être « les trois versions du monothéisme ».
Dans les pensées juive et chrétienne, en effet, le Prophète Muhammad reste écarté du statut de la prophétie qui, pour elles, est réservé aux seuls prophètes de la Bible. Mohammed Arkoun dénonçait ce refus de reconnaître la pertinence du fait historique de « la parole coranique devenue livre ». Il invitait à repenser la logique aristotélicienne qui engendre cette exclusion et à relire de façon globale ces trois expressions théologiques héritées du Moyen Âge. Au profit de nouveaux espacesde compréhension pouvant rapprocher, par un questionnement commun et partagé, les trois versions du monothéisme. La pensée de Mohammed Arkoun apparaît à bien des titres inépuisable. Il développe non pas une « pensée contre la religion », mais une pensée autre de la religion, une pensée libératrice. Laissant derrière lui un immense chantier que toutes celles et tous ceux qui l’ont côtoyé auront à coeur de faire vivre. Car, à l’instar de Michel Foucault, il a cherché inlassablement à percer et à changer « le régime politique, économique, institutionnel de production de la vérité ».
« Intellectuel révolté », comme il se définissait lui-même, Mohammed Arkoun avait surtout le souci de l’homme et de tout ce qui pouvait faire grandir et protéger sa dignité de personne autonome, libre, responsable. Un véritable humaniste pour notre temps.


De nouveaux horizons de sens et d'espérance

Ce grand penseur aura aussi été un fils de l’Algérie. Mohammed Arkoun aimait l’Algérie profonde, l’Algérie de saint Augustin et de l’émir Abdelkader, l’Algérie de sa mère et de son oncle derviche de la Rahmania. Il la portait en lui, mais ne la séparait pas de l’ensemble de l’espace maghrébin.
Ainsi, dernier pied de nez aux « clôtures dogmatiques » de l’esprit, Mohammed Arkoun a choisi le Maroc pour dernière demeure. Appelant par ce seul geste à transcender nos frontières politiques et mentales. Une transgression qui a provoqué des polémiques aussi nombreuses qu’inutiles là où son choix avait pour perspective d’ouvrir de « nouveaux horizons de sens, d’action et d’espérance » pour les êtres humains. Et de rendre un ultime hommage à ce Maghreb qu’il a tant aimé.

Bio Express

Né en 1928 à Taourirt-Mimoun, un village de Kabylie, en Algérie, Mohammed Arkoun étudie la philosophie et les lettres à l’université d’Alger, puis s’envole pour Paris, à la Sorbonne. Il devient agrégé en langue et en littérature arabes, en 1956, et docteur en philosophie, en 1968. Au sein du GRIC (Groupe de recherche islamochrétien), il participe au dialogue interreligieux de 1978 à 1982.
Professeur émérite d’histoire de la pensée islamique à l’université Paris-III-Sorbonne à partir de 1983, il initie et y enseigne une discipline nouvelle, l’islamologie appliquée, mais aussi dans plusieurs universités européennes et américaines en tant que professeur affilié. Il est notamment membre du jury du Prix Aga Khan d’architecture et du jury international du Prix Unesco de l’éducation pour la paix.
De nombreuses distinctions lui sont décernées : officier de la Légion d’honneur ; officier des Palmes académiques ; docteur honoris causa de l’université d’Exeter (Royaume-Uni) ; 17e Giorgio Levi Della Vida Award pour l’ensemble de ses contributions dans le domaine de l’étude islamique ; prix Ibn-Rushd… 
Il s’éteint dans la nuit du 14 septembre, à Paris, à l’âge de 82 ans. Selon ses voeux, il repose au Maroc, au cimetière Chouhada de Casablanca.

* Chargé de cours à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et à la Faculté protestante de Paris, et chercheur associé à l’Observatoire du religieux d’Aix-en-Provence. Il est l’auteur, notamment, de Les Nouveaux Penseurs de l’islam (Albin Michel, 2004).

Par Rachid Benzine* le Vendredi 1 Octobre 2010

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La double onde de choc

Mohammed Colin - 23/10/2023
Au moment où nous mettons sous presse ce numéro dont le dossier, décidé il y a plusieurs semaines, porte sur le dialogue interreligieux à l’occasion des 50 ans du Service national pour les relations avec les musulmans (SNRM) de l’Eglise catholique, nous avons été heurtés au plus profond de nous-mêmes par la barbarie qui s’est abattue sur des civils israéliens et celle qui est ensuite tombée sur les civils palestiniens. Et il y a cette angoisse que le pire n’est toujours pas encore arrivé. Quand le sang d’enfants coule, à défaut de pouvoir sauver ces vies, nous nous devons de condamner ces actes abjects par tout ce qu’il y a en nous d’humanité. Ce nouvel épisode tragique nous rappelle tristement que le conflit dure depuis plus de 75 ans. La solution est résolument politique et le statu-quo mortifère auquel la communauté internationale s’est accommodée est intenable. Toutes les énergies doivent s’orienter vers la mise en oeuvre d’une paix juste et durable dans la région. Ébranlé par l’onde de choc de la tragédie du Moyen-Orient, comme si cela n’était pas suffisant, voilà qu’une nouvelle fois encore, le terrorisme sévit au sein de notre école, enceinte républicaine symbolisant l’avenir de notre nation. Hier Samuel Paty, aujourd’hui Dominique Bernard. Il est toujours insupportable de voir, au nom de la deuxième religion de France, qu’on assassine nos concitoyens, tue nos enseignants. Pire encore, de voir l’effet toxique à long terme sur notre tissu social si nous ne faisons pas preuve de résilience. En effet, il faut accepter qu’en démocratie, le risque zéro à propos d’attentats ne puisse exister sans remettre en cause l’État de droit. De même, il est illusoire de vouloir supprimer les divisions internes de notre société, de taire ses conflictualités aussi exacerbées soient-elles, car c’est le principe même de la démocratie. Pour être résiliant, nous devons apprendre à les assumer.