Jeunes enfants en 1983, ils n’ont pas connu la Marche. Et pourtant, 30 ans plus tard, le réalisateur Nabil Ben Yadir et le comédien Tewfik Jallab ont à cœur de dire combien défendre les droits à l’égalité et combattre toute forme de racisme, et cela de façon pacifique, conserve tout son sens. Interview croisée.
La Marche (en salles le 27 nov.) est votre 2e film après Les Barons, que vous aviez mis une dizaine d’années à écrire. La Marche était-il aussi un projet de longue date ?
Nabil Ben Yadir : Cela a pris deux ans et demi d’écriture, de financement et de tournage, mais Nadia Lakhdar, coscénariste, avait ce projet depuis quelques années. On a gardé la grande histoire et récrit ensemble le film. Il y a aussi eu cette urgence de le faire, car cela sonne tellement d’actualité, il fallait profiter du médium du cinéma pour parler de ce sujet maintenant
Pourquoi s’intéresser à la Marche pour l’égalité, alors que vous êtes Belge ?
Nabil : Parce que c’est une histoire extraordinaire : je m’en suis personnellement voulu de ne pas la connaître. J’avais cette excuse d’avoir eu 3 ans à l’époque et d’être Belge ; mais, selon un sondage, 81 % des Fran- çais ne connaissent pas cette histoire, c’est dramatique. Moi qui suis à la recherche de sujets à raconter, ce qui m’a intéressé, c’est l’aspect cinématographique de la Marche.
Tewfik, vous-même n’avez pas connu la Marche. Comment retrouver cette mémoire-là?
Tewfik Jallab : Pour la retrouver, on a eu la base du scénario, qui a été un vivier d’informations important, puis l’équipe de production nous ont mis à disposition les archives de l’INA, des interviews, des DVD, des reportages, dont ceux de l’émission « Mosaïque ». Chacun a fait ce travail personnel pour s’approprier l’histoire.
De quelle façon avez-vous travaillé l’écriture ? Écriture d’une fiction par-dessus la réalité historique ou bien d’abord rencontre avec les vrais marcheurs ?
Nabil : J’ai rencontré Toumi Djaïdja pendant l’écriture, aux Minguettes : là où il s’est ramassé la balle, là où il est né et a grandi. La rencontre avec Toumi a été décisive, car une personne, 30 ans après l’événement, qui n’a pas de haine et tient toujours ce discours humaniste te remet vite les pieds sur terre. Cela m’a conforté dans le fait qu’il fallait raconter cette histoire coûte que coûte.
Tewfik, comment s’est passée votre rencontre avec Toumi Djaïdja ?
Tewfik : Il était hors de question que je ne rencontre pas Toumi, le personnage que j’allais incarner. Je suis parti à Lyon, surtout je l’ai beaucoup écouté, il a été une source d’inspiration : quand on interprète une personne encore vivante, on prend le plus d’informations sur lui, sur sa façon de réfléchir, de bouger, de s’exprimer ; c’est une matière où l’on puisera pour jouer telle ou telle scène.
Le film La Marche n’est pas dénué d’humour : est-ce votre patte reconnaissable également dans Les Barons et qui fait le lien entre vos deux films ?
Nabil : J’ai l’impression que les marcheurs sont les grands frères des barons. C’est toujours une histoire de pas. Il y en a qui s’arrêtent de marcher pour vivre, d’autres décident de marcher pour survivre. Les marcheurs sont les grands frères qui se sont battus pour leurs droits, pour exister, et les barons sont peut-être ceux qui ont hérité de cela sans en profiter vraiment.
Vous avez réussi à mettre de la psychologie dans vos personnages, alors que l’on pouvait s’attendre à un film historique. Or chacun a sa personnalité, ses travers…
Tewfik : La force de Nabil a été qu’il voulait que cela sonne vrai tout le temps, il nous a prévenus qu’il allait nous voler des images, il nous a fait comprendre qu’il y aurait beaucoup de regards, un souci de raconter par une simple attention, des gestes, avec des actions en arrière-plan. De plus, à l’intérieur du groupe, il montre qu’il y a divergence d’idées et de valeurs, on se rend compte que ce sont simplement des êtres humains, criblés de doutes.
Nabil : Ce sont des personnages qui vont parcourir 1 500 km ensemble et ils ne sont pas parfaits, ils ont leurs blessures, c’est ce qui les rend humains.
Nabil : Ce sont des personnages qui vont parcourir 1 500 km ensemble et ils ne sont pas parfaits, ils ont leurs blessures, c’est ce qui les rend humains.
Peut-on considérer le fait d’être devenu cinéaste comme une revanche sur la vie, sachant que l’on vous avait orienté en mécanique durant votre jeunesse ?
Nabil : On peut le voir comme une revanche, mais ce n’est pas mon moteur. Après Les Barons, on m’a sollicité pour réaliser des comédies, avec de gros chèques à la clé. Mais j’ai besoin de raconter des histoires qui touchent, de ne subir aucune pression. J’ai travaillé en usine, dans des parkings, à la chaîne, etc. Maintenant, je suis content de faire du cinéma, parce que quand je regarde en arrière, ce n’est pas si loin… Le cinéma, c’est aussi pour ma mère et pour mon père…
Vous avez commencé très jeune à jouer au cinéma : peut-on dire que vous avez été à l’encontre des stéréotypes auxquels on assigne les jeunes issus de l’immigration ?
Tewfik : La volonté, c’était surtout de ne pas faire comme les autres. Dans ma famille, la seule personne qui était dans le cinéma, c’était ma grand-mère qui faisait le ménage dans l’UGC d’Enghien-les-Bains. C’est comme ça que j’ai eu mes premières émotions au cinéma, je l’accompagnais le mercredi et le samedi. Ça fait Cinema Paradiso mais c’est la réalité. J’ai donc été pris lors d’un casting, à l’âge de 10 ans, pour jouer le rôle d’un enfant soldat libanais. Dès le premier jour je me suis rendu compte que c’est ce que je voulais faire. J’ai eu mon bac pour faire plaisir à mes parents, j’ai été à la fac un petit peu. Après j’ai décidé de prendre en main mon destin !
Quel regard portez-vous sur la société d’aujourd’hui 30 ans après la Marche ? En quoi la lutte contre le racisme est-elle encore d’actualité ?
Nabil : Quand on traite une ministre de guenon, je pense que le film doit sortir, il y a une urgence.
Tewfik : J’ai l’impression qu’on est dans un contexte où il n’y a jamais eu autant de gens qui se déclarent ouvertement racistes, avec des actes ou paroles racistes sans aucune forme de pudeur ni d’hésitation. Avant on était raciste sous couvert de l’anonymat, maintenant on le signe.
Tewfik : J’ai l’impression qu’on est dans un contexte où il n’y a jamais eu autant de gens qui se déclarent ouvertement racistes, avec des actes ou paroles racistes sans aucune forme de pudeur ni d’hésitation. Avant on était raciste sous couvert de l’anonymat, maintenant on le signe.
Avez-vous conscience que votre film fait œuvre de mémoire pour les jeunes générations, même s’il s’agit d’un film de fiction ?
Nabil : J’en suis ravi ! Comme dirait Toumi Djaïdja, « le message a dépassé le messager », cela va au-delà du cinéma. Ce n’est pas une raison pour qu’il ne faille pas avoir une vision artistique du film en ne se reposant que sur le sujet historique. D’où le choix du 35 mm, d’avoir de grands comédiens pour ce film : j’avais besoin de rendre un hommage à cette histoire-là. Gandhi a son film ; Malcolm X a son film ; Mandela a son film. La Marche a son film ! En n’étant pas un biopic, car le héros, c’est le groupe, c’est la Marche.